Extraits d'interviews de Ziegler

Publié le par BERTODMAIR

Interview parue dans Libération :

Jean Ziegler. J'explique que selon le Rapport mondial sur l'alimentation 2006 de la FAO (Food and Alimentation Organisation), l'agriculture mondiale a aujourd'hui la capacité de nourrir 12 milliards d'êtres humains alors que nous sommes 6,2 milliards. Cela signifie que pour la première fois dans l'histoire du monde, la faim n'est pas une fatalité : un enfant qui meurt, faute de nourriture, est un enfant assassiné. 850 millions de personnes sont gravement sous-alimentées, dont 70 % de paysans, c'est une des absurdités de la situation.

Pourquoi la faim perdure-t-elle ?

Jean Ziegler. Pour la première fois, grâce à la mondialisation, aux révolutions technologique, électronique et industrielle, nous avons vaincu la pénurie, nous sommes sortis du royaume de la nécessité pour entrer dans le royaume de l'abondance. La tragédie réside dans le fait qu'au moment même où le bonheur serait matériellement possible, nous vivons une reféodalisation du monde, avec une captation de ces immenses richesses nouvellement créées par une oligarchie transcontinentale détentrice du capital financier.

Il n'y a donc pas de pénurie alimentaire ?

Jean Ziegler. Non. La cause de la faim, c'est une répartition aberrante des richesses, c'est la politique de libéralisation des échanges de l'OMC, la politique de dumping agricole de l'Union européenne. Dans le documentaire, l'exemple du Brésil est frappant. Sur 181 millions de Brésiliens, 44 sont gravement et en permanence sous-alimentés, alors que c'est un pays agricole. Le président Lula veut combattre la faim, par la réforme agraire notamment, mais pour cela il faudrai qu'il ait de l'argent ! Or, le Brésil est le deuxième pays le plus endetté du monde. Et qu'est-ce qui peut rapporter des devises permettant de rembourser les intérêts de la dette aux banques des pays du Nord ? La culture du soja, pour laquelle on détruit la forêt amazonienne : 16 000 hectares en 2006. Et c'est ce soja qui va nourrir les poulets européens élevés en batterie. Dernier segment de cette chaîne absurde : les parties nobles (cuisses, ailes) de ces poulets vont dans les supermarchés des pays européens, le reste des carcasses est exporté en Afrique et vendu sur les marchés à des prix de dumping, ce qui détruit la production locale. Grâce aux subventions et aides à l'exportation attribuées par leur gouvernement aux paysans des pays du Nord, sur n'importe quel marché africain, on peut acheter des légumes ou des fruits italiens, français portugais ou espagnols aux deux tiers ou à la moitié du prix de produits autochtones ! Le paysan africain peut bien travailler avec sa femme quinze heures par jour, il n'a pas la moindre chance de conquérir un minimum vital suffisant pour sa famille. Sur 52 pays africains, 37 sont des pays presque exclusivement agricoles, et on s'étonne que des milliers de jeunes Africains risquent leur vie dans l'Atlantique pour débarquer en Sicile ou aux Canaries. Ce sont des réfugiés
de la faim.


Interview parue dans l'Humanité :

« La famine sur la planète est un massacre absurde »

Entretien . Le coup de gueule de Jean Ziegler, l’une des figures du documentaire d’Erwin Wagenhofer, We feed the world. Le marché de la faim, qui sort aujourd’hui sur les écrans français.

Genève, correspondance particulière.

Figure tutélaire du documentaire d’Erwin Wagenhofer, We feed the world. Le marché de la faim, Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation et auteur d’ouvrages décrivant l’ordre meurtrier de notre monde (dernier titre paru, l’Empire de la honte chez Fayard), dénonce le scandale de la faim dans un monde d’abondance et les mécanismes de cette
tragédie planétaire. Il répond aux questions de l’humanité.

Des dizaines de milliers de personnes meurent chaque jour de la faim et de ses complications. C’est un des plus grands scandales de notre temps dans un monde d’abondance. Pour vous, c’est pire encore, c’est tout simplement criminel...

Jean Ziegler. Selon les chiffres de la FAO (l’Organisation mondiale pour l’agriculture et l’alimentation) de 2006, plus de 850 millions de personnes sont en permanence gravement sous-alimentées dans le monde. Et la situation s’aggrave alors que notre production, nos richesses augmentent d’année en année... Toujours selon la FAO, le monde pourrait nourrir normalement 12 milliards de personnes, soit presque deux fois l’ensemble de la population mondiale. Toute personne qui meurt de faim ou de ses suites est assassinée. Or cette tuerie évitable qui coûte la vie à quelque 100 000 personnes par jour est non seulement criminelle mais elle est, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, sans aucune nécessité.
C’est un massacre absurde et inutile perpétré par l’ordre mondial du capital financier globalisé.

Vous dénoncez cette terrible tuerie en pointant les responsabilités des géants de l’agroalimentaire (comme Nestlé). Peut-on espérer nourrir ces 12 milliards de personnes sans cette industrie et ses méthodes de production ?

Jean Ziegler. Aujourd’hui, 55 % de la population mondiale vit en milieu rural. Et c’est elle qui est la plus fortement touchée par la faim ! La faute en incombe à l’ordre économique créé par les grandes compagnies de l’agroalimentaire appuyées par les États du Nord et leurs subventions agricoles. L’année dernière, les pays industriels de l’OCDE ont distribué près de 350 milliards de dollars de subventions à leur agriculture (à la production et à l’exportation). Résultat : sur les marchés du tiers-monde, les produits en provenance des pays du Nord se vendent jusqu’au tiers du prix des productions locales. Les agriculteurs des pays pauvres, dont c’est souvent l’unique moyen d’existence (c’est aussi le cas de nombreux pays), n’ont, dès lors, aucune chance. Ils peuvent se tuer à la tâche, ils sont incapables de battre ces prix lourdement subventionnés. Les sociétés transcontinentales privées de l’agroalimentaire et les grands producteurs dans les pays du Sud qui ont les moyens de s’adapter à la demande des marchés des pays riches (les fruits et légumes hors saison, etc.) profitent du système. Les paysans, qui, pourtant, savent bien produire, en sont les victimes. Des 52 pays africains 37 sont des pays presque purement agricoles. En Afrique subsaharienne 203 millions de personnes souffrent de la faim. Ils étaient 81 millions en 1977.

Comment faire alors pour que les pays en développement et leurs paysans puissent s’en sortir ? Comment faire reculer la faim ?

Jean Ziegler. La première chose à faire pour les pays du Sud est de mener une politique de « souveraineté alimentaire ». En clair, donner dans chaque pays la priorité à la production vivrière. Cela signifie que les États doivent investir dans leur agriculture. Ce n’est pas le cas aujourd’hui pour bon nombre d’entre eux. Les paysans y sont abandonnés. Désormais, certains veulent nous faire croire que les produits génétiquement modifiés (OGM) constituent la solution miracle. Or ils ne sont pas nécessaires. Aujourd’hui, 90 % de la production agricole mondiale est non-OGM et pourtant elle pourrait nourrir deux fois la population mondiale... Parfois subventionnés par les États des pays pauvres eux-mêmes, les OGM créent une des pires formes de servage moderne puisqu’une fois utilisées, les semences OGM ne peuvent pas être replantées, ou si elles peuvent l’être, ce sera au prix du paiement de droits que les compagnies viendront réclamer aux paysans. Au-delà des risques encore inconnus pour la santé, l’usage de ces semences livre les paysans des pays pauvres pieds et poings liés aux sociétés transcontinentales privées, comme Montsanto, Nestlé et Pionneer.

Entretien réalisé par Ramine Abadie.

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